jeudi 7 janvier 2010

Indienne Bohémienne Bohème

Je sors. Il fait froid dehors. Il est 8 heures du matin. Les trottoirs et les voitures sont recouverts d’un manteau blanc. Et moi je suis emmitouflée dans un manteau marron. Un manteau d’Indien ou d’Esquimau, au choix.

Je tente tant bien que mal de ne pas glisser sur la piste de luge improvisée par Dame Nature. Pas envie de tomber maintenant, pas le temps de m’amuser là. Je suis déjà en retard. J’arrive à la bouche de métro et m’y engouffre en coup de vent. Vite, le RER C, le pire RER qui existe après le A, ou avant, au choix. Problèmes de voies, train annulé, passager malade, tout y passe. Pourtant j’avais prévu de l’avance.

C’est pas mon jour. Sur le RER C, c’est jamais votre jour. Coincée entre tous ces gens comme une sardine dans une boîte, je pense à la mer. Aux vacances. Et la sonnette du RER me sort de ma transe. Je peux enfin m’asseoir, je trouve une place au milieu de toutes ces sardines à l’huile, ces gens pressés, désespérés du RER C. Je sors mes cours, mes fameuses feuilles de Techniques du Commerce International, ou comment faire passer de la coke à la douane. Et j’entends :
- Tu es à l’IUT toi aussi ?
- Oui, pourquoi ?
- On est en retard pour les partiels, à 4 ça passera mieux que seul, une chance qu’on se soit trouvés !
Des gens de mon IUT, génial ! Au moins je ne suis pas seule, je ne suis plus seule. Mais je me sens seule.

Depuis quelques temps, j’ai l’impression que mes amis sont moins présents. Je ne les blâme pas, ils ont leur vie à gérer et d’autres choses à faire. Mais moi je vais mal, peut-être plus mal encore que quand j’étais en crise. Là aussi je suis en crise, mais d’une autre façon. Je suis insomniaque depuis un mois. Au départ, c’était à cause de la cortisone. Plus maintenant, je n’en prends plus depuis que je suis guérie. Mais je ne dors plus la nuit. Des idées se tournent et se retournent dans ma tête et je fais la même chose dans mon lit. Ce n’était pas gênant au début, maintenant ça l’est un peu plus.

Depuis une semaine, je suis en partiels. Depuis une semaine, je dors 3 heures par nuit. Depuis une semaine, je m’endors en partiels. Depuis une semaine, mon corps est flétrit. Je me sens fanée, moisie. Je n’ai plus d’énergie. Le jour mon corps se décompose et la nuit il revit. Je mange n’importe quoi à n’importe quelle heure. Dès que je sens que l’énergie s’évapore, je me nourris. Du coup, j’ai mal au ventre. J’ai l’impression que les acides de mon estomac remontent le long de mon œsophage. Ma bouche est sèche et mon haleine putride. Mes yeux tirent, ils sont desséchés comme ma bouche, le blanc n’est plus blanc, il vire au jaune. Ma peau, pas maquillée, plus le temps et plus l’envie de le faire, n’est pas blanche. Elle est diaphane. La neige à côté à l’air éclatante. Moi j’ai l’air d’un fantôme. C’est peut-être ce que je suis. On me fait la remarque D’où tu sors ce teint livide et cette tête d’enterrement ? Je ne réponds rien, pas envie d’étaler ma vie.

Ma vie ? Une catastrophe, une hécatombe, comme mes partiels. Il n’y a pas que les partiels dans ma vie, mais le reste est tout aussi nul, voir pire. Je suis sur le chemin du retour, j’ai fini ma journée, enfin mes partiels d’aujourd’hui, il me reste ceux de demain. Je marche sur la neige, prenant garde de ne pas trébucher, pas envie de m’amuser. Et j’avance, j’avance sans m’arrêter, pressée d’être rentrée, bien au chaud, chez moi. Je mets ma capuche, capuche à fourrure, fourrée. J’ai l’air d’une Indienne Bohémienne Bohème. Et c’est une vie rêvée. Une vie libérée. De toutes ces obligations, ces responsabilités, ces soucis qui me minent.

Résignée, je tourne ma clé dans la serrure et pose mes pieds sur le parquet.

lundi 4 janvier 2010

Contrôles automatiques

Pour votre sécurité, contrôles automatiques.
Ce panneau, sur l’autoroute, ressemble à un avertissement. Il me fait penser à ma vie, ou plutôt à mon médecin. Pour éviter que votre état n’empire, faites des prises de sang et des examens toutes les semaines. Pour le moment, je m’évade. Dans la voiture sur l’autoroute, bouchons m’empêchant d’avancer, de m’enfuir de cette ville où j’ai tous mes souvenirs. Paris, là où je suis née, là ou j’ai grandi, là où mon grand-père a été incinéré, là où j’ai pleuré, là où j’ai appris que j’étais malade… à vie, là où je l’ai rencontré. J’ai besoin de m’éloigner de ma ville, de lui, de ma vie. J’ai besoin de prendre du recul par rapport à ce qui m’est arrivé ces derniers temps. Trop de choses à vrai dire et j’en ai été dépassée. Tellement dépassée que j’en ai rechuté. Non, je ne parle pas d’une drogue mais de ma maladie. Enfin l’une de mes maladies. Et oui, j’en ai deux, cadeaux de naissance de mes parents. Enfin, la bêta-thalassémie vient de mon grand-père qui l’a transmis à ma mère qui me l’a transmise. C’est dans le sang, on n’y peut rien. On est italiens, du Sud.
Quant à la deuxième, la maladie de Crohn, elle m’a été offerte par mon père. Mais ce n’est pas sa faute, elle n’est pas héréditaire. On a juste eu le malheur d’avoir le même caractère. Mon grand-père est mort, j’ai tout gardé en moi et hop, jackpot ! Après avoir attrapé la salmonelle, j’ai contracté la maladie à 15 ans. Depuis j’alterne périodes de plénitude où tout me sourit : famille, amour, amis, santé, travail et périodes où rien ne va. Tout s’écroule et je me retrouve au simple état de larve, ce qui est très dégradant et effrayant à la fois.

Au départ, ça a été très dur. J’ai cru que je ne m’en sortirais pas. Pendant des mois je n’ai pas su ce que j’avais. Je mangeais et j’allais aux toilettes. C’est tout ce dont je me souviens. Ma docteur de l’époque a tout essayé mais sans succès. Smecta, Imodium, Gellules, Suppo, tout. Mais je continuais de me vider après les repas. Et, pire encore, je maigrissais à une vitesse affolante et je perdais de plus en plus de cheveux. Mes deux plus proches amies me croyaient anorexique alors qu’elles me connaissaient mieux que personne et savaient que j’étais de nature bonne vivante et gourmande. C’était horrible, ce sentiment d’impuissance devant ce qui m’arrivait. Et surtout, de perdre la confiance de mes amis qui ne voyaient en moi qu’une fille ayant besoin d’attention. J’arrivais malgré tout à vivre à peu près normalement. Je me levais le matin, j’allais en cours, j’allais aux toilettes à chaque fin de cours, et le midi, je mangeais. Mais à partir de ce moment là, tout basculait, j’avais des douleurs abdominales qui n’en finissaient pas et je tentais tant bien que mal de suivre les cours pour oublier. Mais c’était peine perdue. La douleur était telle que j’étais obligée de me plier en deux au dessus de mes cahiers jusqu’à ce que ça passe. Ça pouvait durer des minutes, des heures ou des après-midi entières… mais je tenais le coup, je n’avais pas le choix. Sinon le reste du temps une douleur diffuse habitait mes entrailles. Ma foi assez supportable. Dans ces moments là, je suivais les cours comme une personne normale et j’appréciais de pouvoir vivre ces quelques instants de répit. Je me rappelle de mes fous rires avec Zach en Physique, en Français, en Maths, surtout en Maths. J’avais assez d’énergie pour rire de tout et de rien, même quand j’avais mal. Et parfois même, les fous rires parvenaient à me faire oublier la douleur. Mais arriva un moment où j’atteins un point de non retour. J’étais maigre, les joues creuses, les bras crevettes, la peau diaphane, le crane à ciel ouvert, l’œil hagard et la bouche desséchée. Ma docteur s’en rendit compte et une idée lui traversa l’esprit.
- Ton père a bien la maladie de Crohn, non ? me demanda-t-elle alors que je m’apprêtais à partir.
- Euh… oui. Pourquoi ?
- Parce que c’est peut-être ça que tu as. Je vais t’envoyer chez un gastro-entérologue (spécialiste).

On était au mois de novembre et ça faisait à peu près six mois que je me trainais ça, sans pour autant savoir ce que c’était. J’allais donc chez ledit spécialiste qui me palpa le ventre. Tout d’abord, j’eus peur qu’il y découvre un vers solitaire, solution que j’avais envisagée dernièrement aux vues de mon état. Puis, j’eus peur qu’il découvre une malformation quelconque à l’intérieur de mon ventre. Et enfin, ce que je redoutais le plus, j’eus peur qu’il ne décèle rien, mais vraiment rien, et que je ne sache jamais le mal qui me rongeait ni comment faire pour l’éradiquer.
Fort heureusement pour moi, rien de tout cela n’arriva. Il me dit simplement « Vos intestins sont tendus, il me faut un examen plus approfondi. » Et il fut convenu d’un jour et d’une heure, dans une clinique pour enfants, pour un examen du nom de coloscopie. Je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait être mais lorsqu’on me l’expliqua je regrettais ma décision d’avoir accepté sans broncher… En tout, l’examen nécessitait deux jours d’hospitalisation. L’hôpital ? Super ! D’autant que je n’y étais jamais allée à part pour mon opération des végétations à 4 ans. Opération qui m’avait d’ailleurs grandement soulagé. Mes tympans souffraient le martyr lors de ces otites chroniques qui m’attaquaient sans relâche. En y réfléchissant bien, je crois que j’ai toujours souffert. Depuis ma plus tendre enfance à maintenant, et ce n’est pas fini. J’ai l’impression que je suis née pour souffrir. J’aurais préférée être née pour réussir, comme la majorité des gens, mais on ne choisit pas sa vie, ni son destin.

J’entrais donc dans ce qui allait être ma demeure, ravie de trouver une chambre vide et donc d’avoir le bonheur de connaître une solitude totale pendant deux jours entiers. Ce bonheur fut éphémère… un quart d’heure plus tard une jeune adolescente entrait avec ses parents et je savais que je ne serais plus seule durant mon hospitalisation. Elle avait l’air gentille, une fois nos parents respectifs partis, nous fîmes connaissance. Opération des amygdales pour mademoiselle, ça n’allait pas être de tout repos non plus. Puis, on nous apporta des médicaments postopératoires et c’est là que je compris une chose essentielle. La coloscopie est le pire examen médical qu’il m’ait été donné de vivre. Je le place même devant l’IRM. Sans hésiter. Le plateau-repas de l’hôpital n’était déjà pas très attrayant, mais au milieu de ces pâtes non salées et trop beurrées et de ce poisson sans goût, on m’obligea à croquer une espèce de chose marron, dure et visqueuse à la fois. Au contact de ma langue, un haut-le-cœur me souleva. C’était abominable, je recrachais, je ne pouvais pas avaler ça. Mais l’infirmière, intransigeante, ne me laissa pas le choix. Bouche-toi le nez ça ira plus vite. Et hop, ce truc révulsant descendait déjà le long de mon œsophage, mélangé à un yaourt Mamie Nova à l’arôme fraise. Parce que ça passait mieux, me disait-elle. Je croyais le calvaire fini, pour moi ça suffisait largement et j’avais eu ma dose, quand on m’apporta deux énormes carafes d’eau. Je ne compris pas pourquoi tant d’eau pour ma si petite personne. On me détrompa en m’expliquant que ce n’était pas de l’eau mais une solution laxative que je devais boire en intégralité sous peine de faire échouer l’examen. D’accord, très bien, si ce n’est que deux litres à boire, il n’y a pas mort d’homme. L’infirmière me regardait d’un drôle d’air… je compris trop vite pourquoi. A peine avais-je bu une gorgée de ce charmant breuvage, qu’une nausée s’empara de moi. Mais quelle était donc cette infâme boisson ? Je n’avais jamais rien goûté d’aussi répugnant de ma vie. Je n’avais pourtant pas le choix. Il fallait que je boive ces 2 litres de boisson avant minuit, heure à partir de laquelle je devais être à jeun pour mon examen. Je pris donc mon courage à deux mains et me forçais à boire cette horrible mixture. L’infirmière, pour atténuer la désagréable sensation qui m’envahissait à chaque gorgée, avait apporté du sirop de citron. J’essayais donc de mélanger ces deux breuvages et bu le résultat de mon expérience. Beurk ! Le goût salé n’était pas caché par l’acidité du citron et, pire, un arrière goût acide restait dans ma bouche après avoir avalé la gorgée. Devant mon expression dégoûtée, l’infirmière et ma camarade de chambre en conclurent que ce n’était pas une bonne idée. Elles me regardaient d’un œil compatissant et j’avais l’impression de passer une épreuve d’entrée dans un club ou une secte. Mais je n’aimais pas attirer l’attention. Aussi, j’allumais la télé et entrepris de nous dégoter, à ma voisine et à moi, une émission assez divertissante pour nous faire oublier notre malheur. Ces quelques instants sans boire l’infâme breuvage me remirent d’aplomb et d’humeur légère. Ma voisine, Mathilde, et moi en venions même à rire quand l’infirmière entra, un chariot devant elle. Pour qui pouvaient bien être ces médicaments qu’elle apportait ? …
C’était pour moi. Encore.
- Mais à quoi ça sert et par où ça se met ? demandais-je naïvement.
- C’est un lavement et ça se pulvérise à l’endroit où on met les suppositoires.
Euh… C’était une blague là ? Avec tout ce qu’on m’avait fait subir on voulait encore me rajouter quelque chose ? J’allais protester quand mes entrailles exprimèrent leur colère d’un coup. La douleur fut telle que je courais presque de mon lit d’hôpital aux toilettes. Je m’assis. Et je compris. Je compris ce que signifiait le mot laxatif. J’étais habituée à me vider plusieurs fois par jour mais jamais je n’avais ressenti une telle douleur. Mes entrailles se tordaient et dansaient la javanaise. Et j’entendis l’infirmière derrière la porte qui s’inquiétait. Au bout d’un quart d’heure de danse effrénée, je sortis. Mathilde et l’infirmière me regardaient avec de grands yeux inquiets et interrogateurs.
- Ce n’est rien ne vous inquiétez pas, juste le laxatif qui fait effet ! les rassurais-je.
L’infirmière s’empressa de me donner la fiole de lavement et me fit promettre de bien l’utiliser après chaque vidage. C’est ainsi que la soirée se déroula. D’un côté, la partie agréable : papotage avec Mathilde, télé et rigolades. De l’autre, la partie moins agréable : boire l’affreuse mixture qui donnait l’impression de vider l’Océan tellement elle était salée, courir se vider aux toilettes toutes les demi-heures en attendant que la douleur se calme, et s’administrer les lavements à chaque vidage, ce qui avait pour effet de me brûler la tuyauterie. Je crois que de ma vie je ne connus pire nuit et quand enfin minuit arriva je fus soulagée de cesser toutes ces activités. Je m’endormis une heure plus tard après m’être vidée une dernière fois. Je me sentais vide et creuse mais j’étais tellement fatiguée que je m’endormais sans sourciller. Le lendemain, une infirmière vint nous réveiller et Mathilde fut immédiatement emmenée au bloc opératoire. Quant à moi, on me pria d’aller me laver avec un tube rouge nommé Bétadine. Quand je l’ouvris pour m’en badigeonner le corps, un liquide marron foncé comme le sang séché s’en échappa. Etrange mais bon il fallait en passer par là. Une fois désinfectée, je me remis au lit et deux heures plus tard on vint me chercher. Un jeune homme me hissa sur un brancard. J’avais l’impression de n’être qu’une plume pour lui. Quand j’arrivais en salle opératoire, mon état ne s’était pas amélioré. Je me sentais toujours aussi légère, flottante… Le docteur me dit quelques mots et on me brancha des tuyaux dans les veines. J’essayais de m’exprimer quand je sentis un liquide brûlant s’insuffler en moi et un masque à oxygène saveur fraise s’abattre sur mon visage. Pas le temps de compter jusqu’à 3, je n’étais déjà plus là.

Je me réveillais, comateuse, au son de la voix d’une infirmière qui parlait à quelqu’un à côté de moi. Je me tournais et aperçu un bébé dans un berceau. Ah oui, j’étais dans une clinique pour enfants ! Soudain quelque chose en moi se réveilla. Ce n’était autre que la douleur, ma chère amie la douleur, toujours là pour moi. J’avais comme une sensation de ballonnement, mais au lieu de ne la ressentir qu’à l’estomac, je la ressentais tout le long de mes entrailles. Je regardais l’infirmière, incrédule et souffrante. « C’est normal nous vous avons insufflé du CO2 durant l’examen, mais ne vous inquiétez pas, il va s’évacuer de lui-même de manière naturelle. » Ca me rassurait à moitié mais déjà je sentais mes paupières se fermer et les affres du sommeil m’emporter. Quand je m’éveillais à nouveau, j’étais dans ma chambre d’hôpital à côté de Mathilde. Je me sentais vide de toute nourriture et à la fois remplie d’air et de vide. On vint nous apporter chacune une compote. Pas le droit de manger plus après l’opération nous dit-on. On se contenta de ça et la journée passa… du moins ce qu’il en restait. Mes amis me rendirent visite et m’offrir des bonbons crocodiles. Ca me fit beaucoup de bien de les voir et de manger ce que je voulais. De manger surtout. L’air avait disparu de mes entrailles. La douleur, ma fidèle amie, avait pris congé. Me laissant seule avec mes amis. Quel plaisir ! Quand ils repartirent je me retrouvais seule avec le MP3 de Matthieu. Il me l’avait gentiment prêté sachant que je n’avais aucune musique à écouter, à part celle de la télé. Mathilde et moi parlâmes gaiement de nos visites de l’après-midi. Ses parents étaient venus la voir et elle était heureuse. Les miens n’étaient pas venus. Mais c’était habituel. Pas de temps à consacrer à leur fille, même quand c’est grave. Heureusement que je pouvais compter sur mes amis. Laëtitia, Sarah et Matthieu. Et mon frère Étienne. Il m’avait offert un petit lapin en peluche la veille pour que je ne dorme pas seule. Même mon oncle et ma tante m’avaient appelé pour savoir comment je me sentais. Une heure après que mes amis soient partis on nous apporta les plateaux repas. Le mien était garni, contrairement à celui de ma voisine. A cause de son opération des amygdales elle ne pouvait manger que de la glace et de la soupe. Je mangeais avec appétit car affamée depuis la veille quand une douleur violente traversa mes entrailles. C’est comme si on avait réveillé des dizaines de plaies à l’intérieur de moi. C’était une sensation atroce. Et je su ce qui était pire que la coloscopie elle-même, l’après coloscopie… Je me levais toutes les demi-heures pour aller me vider. Je ne gardais rien en moi et je regrettais l’époque où je grossissais quand je mangeais trop. Mes entrailles dansaient la valse et je faisais des allers-retours lit-toilettes. Mathilde s’inquiétait pour moi mais je la rassurais en lui expliquant qu’au bout d’un moment je n’aurais plus rien à rejeter. En effet, au bout de quelques heures à ce rythme là, mon corps ne contint plus aucune trace de nourriture et comme mes boyaux n’étaient pas encore arrivés au stade de se vider eux-mêmes, j’allais me mettre à l’aise dans le lit.

Au beau milieu de la nuit, alors que je dormais seulement depuis quelques heures, un bruit de pas me réveilla. J’ouvris les yeux et vis ma voisine Mathilde courir aux toilettes et vomir. La pauvre rejetait son repas du soir, son corps ou ses amygdales ne l’ayant pas supporté. Je m’empressais d’appuyer sur le bouton d’urgence pour appeler l’infirmière mais personne ne vint. Tout demeura calme et silencieux. Ne pouvant la laisser se vider devant mes yeux sans rien faire, je m’extirpais des draps et couru à la salle de bain. Elle était toute pâle et un filet de substance verdâtre pendait à ses lèvres. Je l’aidais à se nettoyer et la raccompagnais au lit en essayant de la rassurer. Une fois alitée et rassurée de voir qu’au moins une personne était là pour elle, à défaut d’une infirmière, elle sembla aller mieux. Je m’empressais de rincer la bassine et de la déposer à côté de son lit au cas où elle aurait un problème pendant la nuit. Puis j’allais dans mon lit et me rendormi. Le lendemain matin, ses parents vinrent la chercher à 10 heures et s’en allèrent non sans m’avoir remercié de m’être occupé de leur fille pendant cette dure nuit. Je me retrouvais seule dans la chambre et ça me fit un grand vide. Plus de voisine, plus d’amis et toujours pas de parents à l’horizon. Comme la douleur semblait s’être volatilisée, j’entrepris de profiter du temps et de l’espace qui m’étaient accordés. J’allumais le MP3 de Matthieu et la musique ranima mon pauvre corps engourdit. J’étais seule, j’avais toute la chambre d’hôpital à ma disposition, et la musique m’emporta. Mon corps se laissa envahir par cette mélodie entraînante, s’insinuant en moi comme une drogue dans mes veines. Je me mis à danser, danser comme ça faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé. Je n’avais plus le contrôle de mon corps, c’est la musique qui commandait le moindre de mes mouvements, et c’était tellement bon, tellement bon de se sentir habitée par elle. Je ne pensais à rien, mon corps n’avait qu’à suivre le rythme, j’étais comme possédée par la musique. C’était si bon de se sentir vivante. La musique redonnait vie à mon corps meurtri et je dansais, dansais, avec plus d’ardeur que mes entrailles elles-mêmes lorsqu’elles dansaient la javanaise. Cette sorte de transe dura une bonne heure, plus ou moins, car je n’avais plus la notion du temps. Ma mère arriva vers 11 heures et mit fin à mon délire. Je repartais chez moi la douleur ranimée et des médicaments à prendre pour une durée indéterminée…